La Pirogue traditionnelle, un patrimoine sacré chez le peuple Sawa
La sacralité d’un patrimoine culturel en Afrique prend généralement son sens dans ses origines et surtout dans l’usage qui lui est affecté. C’est le cas par exemple de la pirogue traditionnelle du peuple Sawa, peuple Côtier concentré principalement dans les régions du Littoral et du Sud-Ouest du Cameroun. Plus qu’un simple moyen de transport, la pirogue fait partie des éléments symboliques et d’identification de la culture Sawa.
La plupart des traditions africaines renferment une certaine sacralité et la pirogue chez le Côtier en est une. Affecté à des usages culturels et rituels, ce moyen de locomotion puise tout son sens dans la coutume du Sawa aussi appelé « Peuple de l’eau ». La pirogue est désignée en langue Duala par « Bↄlↄ », une expression composée de deux mots duala à savoir Bↄ (Bolè) c’est-à-dire « Fin » et « Lↄ » qui signifie « Noyade ». La pirogue signifie donc littéralement la « Fin des noyades ».
La pirogue occupe une place importante dans la vie économique, sportive et socio- culturelle des peuples de l’eau et d’ailleurs. Et vu sous cet angle, la question de son respect demeure. Ce qui pose le problème de sa promotion et de sa conservation en tant que objet patrimonial.
L’origine de la pirogue chez Sawa
D’après des sources orales vivantes, l’idée de l’appropriation d’une pirogue serait venue des difficultés d’un jeune garçon Sawa qui avait du mal à se rendre de l’autre côté du village par une traversée fluviale. Alors qu’il allait doter sa femme, il pensa qu’il lui fallait un moyen de transport pour traverser le cours d’eau. C’est donc pour y mettre fin qu’il entreprit de façonner une pirogue en se servant des outils rudimentaires à sa disposition.
Et pour Tétè Eboumbou, chercheur et expert de la tradition Sawa: « Avant de découvrir la sculpture, nos parents se déplaçaient à l’époque d’un village à un autre à pied ou par natation. Cependant, il arrivait que pendant la nage, à cause de la fatigue, certains périssaient de suites de noyade. C’est donc pour mettre fin à ces noyades que nos ancêtres se sont servis de leurs connaissances en sculpture pour fabriquer une pirogue » nous renseigne-t-il. D’où l’origine du nom « Bↄlↄ ».
La construction de la sacralité de la pirogue
La pirogue, comme tout objet du patrimoine est courtisé par un côté mystique et mystérieux que seuls les initiés peuvent voir. Seulement cette sacralité se loge d’abord au niveau du choix et de la spécificité de l’arbre à partir duquel la pirogue est sculptée ; ensuite, au niveau des rites qui accompagnent et encadrent cette fabrication ; et enfin, au niveau de sa mise en circulation sur l’eau. Des éléments qui constituent par ailleurs les étapes de fabrication de cette embarcation.
Le Padouk est l’essence la plus utilisée pour la fabrication d’une pirogue chez les côtiers. Nombreux utilisent d’autres essences et cela va de soi, mais c’est à tort. Car pour sa spécificité et sa profondeur, le Padouk (Pterocarpus soyauxii) connu en langue Duala par l’appellation « Mouengue » est par nature l’essence appropriée. Ce choix s’explique du fait que le Padouk chez le Bantou est un arbre reconnu pour son côté mystique et sacré. En effet, pour fabriquer une pirogue, il faut couper l’arbre au moyen d’outils bien apprêtés.
La dot du tronc de Padouk
En effet, pour fabriquer une pirogue, il faut couper l’arbre au moyen d’outils bien apprêtés. Mais avant d’abattre le Padouk, il faut l’épouser traditionnellement, c’est-à-dire le dompter. Cela passe bien évidement par la dot de celui-ci, accompagnée de sacrifices et méditations visant à établir une communication avec le tronc choisi. Le fabriquant, après avoir repéré son tronc, doit le nourrir et entrer en communion avec lui avant son abatage.
Autrement dit, il doit procéder à des rituels de demande d’usage. Par la suite, à la fin de cette fabrication, au moment de descendre la pirogue dans l’eau, un sacrifice doit se faire : Vin, Ndong, Bobimbi et autres écorces, accompagnés d’incantations dont le but est de confier ce nouveau bateau aux dieux des eaux.
Ce processus est extrêmement profond car requiert une bonne connaissance des herbes, des écorces, des rites, de traditions Sawa et d’une certaine spiritualité. « Des pratiques enseignées aux générations dès l’âge de 9 ans » : nous fait entendre Alfred Mbondo, sculpteur de pirogue et transfuge des connaissances inter- générationnelles.
L’évolution de la pirogue
La pirogue a connu une évolution considérable. Aujourd’hui, elle existe sous plusieurs modèles en fonction de son utilisation. Certains conservent toujours leurs vertus, vocations et lettres de noblesse. C’est le cas notamment des pirogues ordinaires utilisées par les pécheurs. Tété Mbangue Noé, Pêcheur à Bakoko- Moungo, nous confie : « Il est difficile pour moi de me noyer à bord de ma pirogue ou d’être attaqué par un animal aquatique parce que je sais comment je marche ». Celle-ci se déplace par flottaison à l’aide d’une pagaie.
Quant aux pirogues utilisées pour les courses notamment pendant la cérémonie traditionnelle du Ngondo, du Mpo’o etc, leurs spiritualités et leurs mysticismes sont encore plus renforcés par un dispositif placé à l’avant appelé « Tanguɛ » (Mât de Beaupré), qui joue un rôle protecteur.
Par contre, les autres pirogue affectées à d’autres usages, notamment celles à vocation économique (transport, tourisme…) sont complètement déchargées de toutes ces valeurs culturelles, patrimoniales et mystiques.
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